L’histoire du Monsieur qui n’émergeait qu’à peine

Publié le par Franck F.

....Ou l’homme-dans-sa-tête et la femme temporelle

Il ne regardait pas bien les choses qui l’environnaient.

L’essentiel de sa conscience se passait à l’intérieur des murs de son esprit tandis que le reste demeurait flou.

C’était des pensées déposées sur des bouts de films qu’il passait – et parfois repassait inlassablement – en projection intérieure. Tantôt d’une grande richesse, tantôt n’exprimant qu’un profond ennui, des névroses.

L’ensemble du monde extérieur, lui, demeurait à peine esquissé, davantage comme un décor qu’une réalité. Tout au plus y jetait-il un œil de temps en temps, pour mesurer l’évolution et réactualiser les données nécessaires à ce qu’il entreprenait. Car bien sûr, il lui fallait assurer, à minima, la marche du quotidien.

Mais pour cela, il n’avait pas besoin d’une vision précise, aussi se reposait-il largement sur des figures stylisées, des images mentales préenregistrées. Faisait-il une randonnée en montagne qu’il superposait rapidement à la vue pourtant grandiose du massif, une sorte de caricature de chaîne montagneuse, le stéréotype de la carte postale pour touriste.

Et il replongeait, nez pointant vers le bas, perdu dans ses pensées, marchant silencieusement.

Pourtant il n’était pas ignorant de la beauté des choses. Pire même : pour ne l’apercevoir qu’en fulgurance, il n’y était que plus sensible. Dans les rares moments où sa « maladie » lui laissait quelques libertés, il posait sur son environnement un regard étonné et émerveillé ; et la beauté du monde lui tombait alors littéralement dessus.

Certaines choses avaient le pouvoir de le ramener à la surface plus que d’autres - bien que dans l’ensemble, cela demeura fugace et ne dépassait jamais quelques minutes – la lumière perçante de certaines étoiles, d’étranges reflets à la surface de l’eau ; de façon générale, tous les paysages de la nature. Tout ce qui était grandiose et serein.

A l’inverse, les gens avaient le don de le rejeter à l’intérieur de lui ; au point qu’il devait faire des efforts parfois violents pour revenir à la surface et ne pas perdre le fil de la conversation.

Si la personne était particulièrement rasante, c’était sans espoir et il suffisait d’une paire de secondes pour qu’il disparaisse complètement de la conversation. Dès lors, son attention se perdait dans les profondeurs de son esprit et ne revenait plus percer le plan externe, sauf si son interlocuteur en venait à lui poser une question (ce qui n’arrivait qu’au bout d’un long moment, les raseurs aimant par définition parler sans discontinuité).

Cette maladie de l’esprit l’affectait depuis toujours mais comme elle ne gênait pas ses facultés mentales, personne ne la remarquait. C’était d’autant plus vrai que dans ses rares moments d’attention au présent, il était suffisamment sympathique pour cultiver une certaine inimité avec ces semblables.

Mais là où il se trahissait immanquablement, c’était si l’on était amené à passer du temps avec lui car, évidemment, il ne passait pas l’épreuve du quotidien.

Ses rares conquêtes remarquaient inévitablement son manque d’attention - "Tu ne m’écoutes pas, hé, ho" - et finissaient par claquer la porte, fâchées de ce coté loufoque qui les avait charmées au début.

Au travail, il traînait derrière lui l’image d’un "tête en l’air" (ce qu’en vérité il était), au mieux une sorte de savant fou. Mais si certains collègues s’amusaient dans son dos, mimant l’expression ahurie de ses yeux quand ils se perdaient dans le lointain, globalement il était - comme on dit - bien intégré.

Personne n’aurait pensé à le traiter d’inadapté, on disait juste qu’il était original.

Il faut dire qu’avec le temps, il avait développé toute une batterie de défenses destinées à compenser son incapacité. En particulier, il possédait un panel complet d’expressions toutes faites pour présenter les apparences d’une écoute attentive à des conversations auxquelles, en fait, il ne prêtait strictement aucune attention.

Il excellait particulièrement à ce jeu dans les réunions, où il pouvait décocher des hochements de tête opportuns et même se risquer à lancer quelques phrases en suivant uniquement l’ondulation générale du groupe et l’expression empruntée par ses voisins les plus proches.

En un mot, il manœuvrait bien sa barque comparativement à l’extraordinaire handicap qui était le sien.

Et c’est ainsi qu’il avait traversé la vie pendant plus de trente ans, véritable iceberg, passant la plupart de son temps « ailleurs » tout en affectant une apparente présence sur terre.

Finalement, plus que les hommes, c’était le monde matériel qui le tracassait le plus car ce dernier lui rendait bien d’être constamment relégué au second plan. Il lui avait fallu des années de pratiques pour éviter de tomber constamment, la tête la première, dans les pièges tendus par les poteaux et autres obstacles qui, pour être parfaitement immobiles, rentraient souvent trop tard dans son champ de vision. Et ce n’était que récemment qu’il avait systématiser le recours à la mémorisation des noms de rues et l’utilisation des plans pour éviter de se perdre par son incapacité à retenir les enseignes de magasins, ou simplement l’aspect des rues, qui servaient naturellement de repères au reste de l’humanité.

Enfin, il devait toujours constamment faire attention à ses clés – qu’il avait en aversion, ainsi que les serrures – sans parler de la gestion de la paperasserie administrative qui étaient pour lui un véritable cauchemar.

Où avait-il attrapé cette maladie ? C’est ce qu’il eut bien aimé savoir. Mais avant cela, il lui fallu d’abord réaliser la particularité de son « état », et comme tout être est sa propre référence, cela lui prit un long moment. Jusqu’ici, il n’avait pas réalisé la gravité de son cas.

Cette interrogation finit toutefois par l’intéresser au plus haut point, au point de constituer le sens même de sa vie. C’était sa quête, comme il l’appelait, non sans grandiloquence.

Pour ma part, je ne l’ai rencontré que sur la fin mais, sans le vouloir, je me suis retrouvé dépositaire de son histoire.

C’est cette histoire que je raconte aujourd’hui en simple témoin, me souvenant de nos conversations et m’aidant d’un carnet que j’ai retrouvé dans le grand sac gris qui ne le quittait jamais et dans lequel il fourrait absolument la totalité des objets utiles à son quotidien (j’imagine, pour que sa maigre attention n’ait à focaliser que sur un seul endroit au lieu de plusieurs).

Il avait une amie qui n’était pas affligée des mêmes soucis, quoiqu’elle eut pu l’être, mais pour des raisons complètement différentes. Sa problématique à elle était un mode de relation particulier au temps. Elle disait: « je me souviens de l’été 97 » comme d’autres évoque « la guerre de 14 » : c’est-à-dire un moment lointain du passé. Que dix ans ou cent se soient écoulés ne faisait aucune différence pour elle. Elle voyait toute sa vie se dérouler au carrefour entre des époques successives. Le temps était une frise et sur cette frise, elle se plaçait à un endroit précis.

C’était tout à fait comme dans ce film où l’on voyait l’héroïne dire : « Je suis né là » – elle désignait un anneau de croissance sur le tronc d’un arbre géant - puis montrant un autre anneau légèrement plus excentré : « Et je mourrai là... » (Vertigo, Hitchcock, 1958/ En fait pour moi : L’armée des douze singes, Gilliam,1995)

Elle avait quarante-trois ans et selon son mode particulier de raisonnement, cela lui donnait une perspective vertigineuse sur les gens et le monde. Les gens le sentaient bien d’ailleurs, qui ne l’aimaient pas trop. On la disait arrogante alors qu’en fait, elle leur foutait juste la trouille, ceci dit elle n’y prêtait guère attention. Les soucis du monde ne pouvaient pas l’atteindre, elle disait aussitôt : ″Bah, dans 100 ans qu’en restera t’il ?″.

A part ça, comme elle avait parfaitement raison, elle vivait aussi heureuse qu’on puisse l’être, sans se soucier du regard des autres.

Ils se rencontrèrent par hasard, du moins semble t-il, certains disent que cela n’existe pas et, c’est vrai, la probabilité que deux énergumènes pareils se croisent est vraiment mince, peut-être ont-ils raison.

Il remontait les quais du Rhône en suivant une vieille qui revenait du marché. C'est-à-dire qu’il ne la suivait pas vraiment, mais son regard était tombé sur le cabas de la vieille au même moment qu’une idée nouvelle faisait jour dans son esprit et, par une curieuse association, il s’était mis à suivre ce sac pendant qu’il réfléchissait, comme si le bon déroulement de sa réflexion en dépendait.

Elle, elle suivait le fil de l’eau, s’imaginant, comme à chaque fois, qu’elle se trouvait sur les berges du temps et que le cours du fleuve symbolisait l’écoulement des secondes, des minutes et des heures.

Le choc était inévitable, on le sent, et il eut effectivement lieu, précisément au niveau du troisième pont, celui de l’Université. Ce fut assez violent. Se relevant en titubant, ils époussetèrent leurs vêtements en se désignant mutuellement du menton : « ça va ? », « ça va ». C’était le premier échange.

Après, comme il fallait bien s’en remettre, ils allèrent s’assoir à la terrasse d’un café.

Et ainsi débuta leur histoire.

Publié dans Nouvelles

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article